Elle m’avait proposé de l’accompagner dans sa ville natale. Je l’aimais de plus en plus pour son physique vivant et son sourire enchanteur. Son nom français, je ne m’en souviens plus. Disons Aglaé.
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Dans les grottes, l’humidité et le sol glissant nous obligeaient à nous rapprocher. Ses bras étaient froids et, alors que nous regardions un bouddha sculpté à l’époque des Song, au Xe siècle, je posais mes mains sur ses bras et les frottais doucement pour les réchauffer. Il arriva que nous marchâmes main dans la main.
Que signifie marcher main dans la main avec une femme chinoise ? On ne le sait jamais vraiment, quand on est étranger. Avec une Européenne, cela mènerait obligatoirement aux baisers, puis avec les mêmes clauses juridiques de force obligatoire des lois tacites, aux coucheries et aux embarras des matins de gueule de bois. Avec les Chinoises, au contraire, pas toutes les Chinoises, mais cela m’est arrivé plusieurs fois, et même en Europe, avec des Chinoises occidentalisées, le contact des mains n’autorise pas nécessairement d’autres contacts. Se toucher les mains, les prendre, marcher ainsi, est peut-être déjà une situation, un état suffisant, qui ne demande pas de développement.
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Sur les hauteurs, sur les collines en terrasse où des paysans en chapeau de paille cueillaient les feuilles du thé le plus célèbre du monde chinois, nous nous sommes retrouvés très isolés et surplombant le pays. Je la pris dans mes bras, toujours par derrière. Je ne sais pas si c’est elle qui préférait cette position, qui lui permettait de regarder ailleurs, la même chose que moi, ou si c’est moi qui revenais à son dos pour ne pas brusquer les choses.
J’approchais mes lèvres tout de même et baisais sa joue. Elle me repoussa, se dégagea de moi sans un mot et s’éloigna. Nous nous sommes assis et avons essayé de reprendre la conversation. Une gêne s’installa entre nous qui ne se dissipa jamais.
Le bisou sur la joue aura donc été le geste de trop, inacceptable. La main dans la main, les caresses sur le dos, les bras, les cheveux, et même les enlacements étaient parfaitement autorisés. Que je la colle à moi et qu’elle sente mon désir, cela aussi ne posait pas de problème. Ce sont les lèvres, la bouche, qui ne pouvaient pas entrer dans notre relation. Je m’en voulais, mais il était difficile de savoir où était la limite.
J’aurais dû m’en souvenir. Une Chinoise m’avait déjà fait le coup, des années auparavant. Elle avait accepté et provoqué tous les contacts corporels de deux personnes qui trompent un peu leur conjoint, sans aller jusqu’à la consommation sexuelle, et elle avait refusé tout contact avec sa bouche. Elle me disait que le baiser était grave, que cela avait autant de sens que l'acte amoureux. A cette époque j’écrivais un récit de voyage sur un fleuve, et le dernier chapitre de ce récit tourne autour de cette Chinoise : il s’intitule « La bouche orientale », pour mettre en relation l’embouchure du fleuve qui se situait à l’est du pays, et les lèvres magnifiques de cette femme d’Extrême-Orient qui représentaient pour moi le fruit le plus attirant et qui m’étaient évidemment interdites, comme il se doit dans les récits de passion.
A Hangzhou, j'avais prouvé que la leçon n'était pas apprise. Je m’en voulais car je n’ai pas su profiter de ce que j’avais, simplement. J’ai suivi la pente néfaste de ma culture capitaliste qui m'incite à chercher à accumuler mon pécule plutôt que de jouir de la présence lumineuse de mon avoir actuel. Mon amie était un avoir fluctuant, volatile, et je m'en veux d'avoir voulu en faire un bien échangeable.
Elle aussi s’en est voulue. Elle est revenue plusieurs fois vers moi, sans parler de l’incident, mais furtivement devant mes yeux. Dans les messages textuels qui ont suivi mon voyage, elle m’a dit plusieurs fois qu’elle avait été heureuse de ma présence dans sa ville.