Dans la tour de la cloche, il faut admirer la charpente, c'est ainsi. Ceux qui ne s'intéressent pas aux charpentes, ils feraient bien de s'abstenir d'aller à la tour de la cloche de Xian. Mais cela vaut pour beaucoup d'autres choses : ceux qui ne s'intéressent pas à l'art ne devraient pas se sentir obligés de payer l'entrée du Louvre quand ils visitent la France. Ceux qui ne sont pas sensibles à l'art des jardins ne devraient pas aller à Suzhou, ceux qui se fichent de l'histoire et de la sculpture n'ont rien à faire à Bing Ma Yong.
Si les gens, avant de voyager, faisaient le compte de ce qu'ils aiment vraiment et de ce qu'ils sont capables de voir, ils voyageraient beaucoup moins et nous serions moins de touristes. Du coup, tout serait plus cher, plus difficile d'accès et seuls quelques privilégiés pourraient admirer la charpente de la tour de la cloche de Xian, comme au temps de Victor Segalen. Et tout cela me serait interdit, alors que les gens continuent à voyager, après tout, ça m'arrange.
Une fois qu'on a apprécié la charpente, on peut assister à un concert de musique avec des instruments copiés sur ceux qu'on a excavés dans la région, et qui datent de la dynastie Qin (c'est-à-dire la première dynastie de l'Empire). Depuis le temps que je vois de ces cloches, dans les musées chinois, datant de deux mille ans, j'étais curieux de savoir somment cela sonnait en contexte. Sur la droite de la photo, derrière le flûtiste, une percussion avec des pierres suspendues (Boulez reprendra le principe), et derrière le guzheng, un instrument à vent complexe, appelé "Sheng". Les cloches, deux femmes en jouent : une contre le mur du fond, qui martèle les cloches élevées, et une sur le devant, qui ne frappe que les grosses cloches du bas, produisant un beau son grave qui donnait une incroyable majesté à l'ensemble. (Je dis ça parce que moi, je suis hyper sensible à la majesté.)
Concert étonnant, musique métallique, tellurique. Les percussions soutiennent les mélodies de la flûte et de la cithare. Une musique puissante et bruyante, qui parle aux profondeurs de la terre. J'imagine bien l'empereur sans pitié, le sanguinaire Shi Huangdi, digérer ou s'endormir sur une musique sans douceur, où se télescopent des sons de métal, faisant participer les éléments de la nature dans ses petits concerts privés, entouré de concubines à moitié nues qui lui griffent le torse et le fouettent avec leur chevelure.
Après le concert, un tourbillon de poussière de Loess s'abattait sur la ville. On ne voyait plus à cinquante mètres. Les gens avaient peur que cela ne soit le signe avant-coureur d'une nouvelle catastrophe, un tremblement de terre par exemple, puisque tout le pays était déjà dans l'ambiance. J'y ai cru moi aussi, mais j'étais intimement convaincu que c'est la terre qui s'était fait réveillée par la musique harassante des cloches et des pierres, que les dragons qui dormaient sous la terre avaient été appelés à se lever et à souffler de leur gros naseaux sur la bonne ville de Xian.
Vrai, j'avais la chair de poule, cette musique pouvait vous rendre fou, vous faire croire aux prodiges, aux sympathies, aux correspondances et aux mystérieuses communications. Cette musique avait fouillé la terre, car elle était faite pour cela, de même que l'empereur qui s'en délectait avait établi son royaume post-mortem sous nos pieds. C'est lui, peut-être, dont la tombe n'a toujours pas été visité, qui commandait les dragons et les tourbillons.