C’est un des lieux communs auxquels il faut tordre le cou. D’abord parce que pour eux, c’est nous qui sommes pragmatiques. Pour ne prendre qu’un exemple, dans un exposé sur la notion de « face », une étudiante disait que les Occidentaux se fichaient de « perdre la face » car ils étaient pragmatiques et que seul le résultat comptait pour eux. Les Chinois, au contraire, ont à prendre en compte des codes plus subtils, etc. Les Chinois ne se pensent pas comme pragmatiques, il faut déjà le dire.
S’ils étaient pragmatiques, de nombreuses choses dans l’histoire chinoise se seraient déroulées différemment, et beaucoup de choses seraient traitées autrement aujourd’hui.
Le Tibet, par exemple. Où voyez-vous du pragmatisme là-dedans ? S’ils l’étaient, ils organiseraient des rencontres avec le Dalai Lama, ils cesseraient de bourrer le crâne de leurs ressortissants avec des slogans comme « Le Tibet était, est et sera une partie de la Chine », et chercheraient à gagner plus qu’ils ne dépensent. S’ils étaient pragmatiques, ils donneraient tous les signes du retrait des Chinois, tout en gardant une mainmise sur l’armée et les grands projets de développement, comme la France l’a fait en Afrique. Ils laisseraient les Tibétains se débrouiller tout en gardant avec eux un rapport informel de suzeraineté, comme cela existe depuis la dynastie Tang. Cela leur coûterait moins d’argent (car ils investissent des milliards au Tibet avec un retour sur investissement très faible) et redorerait leur blason à l’étranger.
Voilà ce qu’ils feraient s’ils étaient pragmatiques, mais ils ne le font pas. Ils veulent garder le Tibet car ils sont sentimentaux.
S’ils étaient pragmatiques, ils libèreraient Hu Jia et tous les prisonniers politiques. Ils autoriseraient les journalistes étrangers à s’entretenir avec eux, car les détenus ne diraient que ce que les journalistes étrangers savent déjà, et plutôt que de ternir l’image du gouvernement, cela couperait l’herbe sous les pieds de tous les opposants.
S’ils étaient pragmatiques, ils auraient compris depuis longtemps que la diversité d’opinions donne une bonne image de soi, et que l’uniformité des opinions, au contraire, laisse un goût amer.
S’ils étaient pragmatiques, ils se lanceraient concrètement, mais de manière contrôlée, avec méthode, vers un système multipartiste, ce qui augmenterait le patriotisme de la population, règlerait en grande partie le problème de Taiwan, et rendrait la Chine infiniment et universellement populaire dans le monde entier (sauf pour la Corée du nord et la Birmanie…)
Tout cela ne leur coûterait rien. Pas de désordre social, car l’armée et la police seraient toujours aussi dures, et que les populations sensibles auraient des canaux d’expression. Pas de changement essentiel dans la conduite des réformes économiques car les mêmes problématiques persisteraient.
Alors pourquoi continuer d’appeler pragmatiques des gens qui, par idéologie, par sentiment ou par crainte, font le contraire de ce qui irait dans leur propre intérêt ?