Je ne sais plus comment nous en sommes venus à parler de Gao Xingjian, avec deux étudiantes, l’autre jour. Une étudiante disait qu’elle avait aimé son discours de Suède, qu’il a prononcé lors de la remise de son prix Nobel, mais qu’elle le trouvait dérangeant. Elle citait quelqu’un, un écrivain, ancien camarade de classe de Gao, qui avait dit dans une conférence combien Gao était un homme mauvais, combien sa morale était répugnante, qu’il n’était pas bon, qu’il avait abandonné sa femme.
Elle m’a dit qu’il était interdit en Chine « parce qu’il manque de sentiment national. »
La montagne de l’âme est le livre que je relis le plus depuis deux ans. Si j’ai de nombreuses réserves concernant Le livre d’un homme seul, j’ai toujours été sous le charme de La montagne de l’âme qui a imposé dans mon souvenir des images, des parcours, des moments littéraires qui ont magnifiquement passé la traduction des Dutrait.
Le régime actuel rejette Gao, le bannit, et les patriotes pensent de lui ce que les Polonais chauvins pensaient de Gombrowicz. Réflexe symptomatique des dirigeants et des bien pensants : « Cet écrivain dit du mal de notre pays, son style et sa morale dépravée salissent l’image de la nation, rejetons-le ! »
C’est aussi la réaction qu’avait la presse française à l’égard de Sartre, ne l’oublions pas. Ou de Zola.
La Chine d’aujourd’hui me fait penser à l’Europe des années cinquante. Une économie qui croît rapidement, une société qui change vite et, en même temps, une vision des choses très étroites, naïves, fleur bleue. Des écrivains et des artistes, pas très nombreux, qui n’en peuvent plus et qui provoquent. Une mainmise du pouvoir sur les médias et un sentiment d’optimisme dans la jeunesse. De beaux sourires, de belles apparences et des corps chastes. Une morale conventionnelle très pesante et une liberté relative des mœurs. Un amour du kitsch et une détestation de la laideur, de la perversité et de la noirceur.
Bref, Gao n’est pas seulement interdit par un régime inique et borné ; c’est l’époque toute entière qui ne le supporte pas. Non pour ce qu’il dénonce politiquement, car justement, il tend vers une prose dépolitisée, mais par son absence de jugement moral, par la sexualité sans romantisme qu’il décrit, par son refus des histoires bien menées, par sa liberté formelle.
Je le relis ces temps-ci pour une conférence que je suis en train de préparer sur la littérature du voyage, et ce que me dit mon étudiante m’apparaît d’une clarté blafarde. C’est la littérature, ici et aujourd’hui, qui peut le plus déranger, changer les mentalités. Elle a encore ici le pouvoir de révolter, de dégoûter, de renverser des perspectives. Gao dit se désintéresser de la politique et de son pays, mais c’est peut-être dans son exil français, dans son silence égoïste et arrogant qu’il va apporter à la Chine contemporaine, quand les jeunes comprendront qu’ils ont en sa personne, un héros des lettres comme ils n’en ont pas connu depuis Lu Xun.
C’est la beauté apolitique de la prose de Gao qui fait mal, en définitive. On veut des sentiments, des larmes, de l’émotion patriotique, et Gao propose des randonnées où l’on a mal aux pieds, des fuites, des trahisons, des réactions d’égoïsme sans complexe, une phrase solitaire, donc suspecte et presque menaçante pour l’ordre moral. C’est peut-être la littérature de Gao qui peut, sur le long terme, avoir la plus grande influence sur les esprits qui s’éveillent.