J’étais arrivé, heureusement, très en retard, et je m’assis au milieu de l’exposé de la responsable des visas et de plein d’autres choses au consulat.
Elle parlait de toutes les procédures qu’un Chinois doit suivre pour aller étudier en France. C’est une caricature, un doux rêve de bureaucrate, du Kafka pour débutant. Les tests de français sont variés, ils diffèrent en ceci et en cela, sans que la raison en soit claire, ils sont notés différemment dans le plus grand manque de transparence, sur 900 pour l’un d’eux, sur 799 pour un autre. Le parcours du combattant, pour le Chinois désireux de venir en France, commence très tôt et semble n’avoir pas de fin car la bureaucratie française ne les lâche jamais tout à fait. Moi, si j’étais chinois et que je m’intéressais à la culture du pays de la Révolution, des droits de l’homme et de la Nouvelle vague, je crois que j’aurais depuis longtemps baissé les bras.
C’est peut-être ce que cherche la France, dissuader les gens de venir, et offrir des ponts d’or aux étudiants considérés comme brillants, sélectionnés dans les universités prestigieuses.
J’écoutais la jeune femme qui débitait les choses à savoir et c’était effroyable. Elle était compétente, c’est certain, mais je ne pouvais plus écouter, je me sentais étouffer. Elle parlait sans lire ses notes, elle connaissait sur le bout des doigts toutes les clauses, les chemins à suivre, les conditions d’admission, les recours, les sigles et les acronymes, et l’envie me pris de hurler ou de m’enfuir en courant. Me revint à la gorge le sentiment qui m’étreignait, au collège, d’être enfermé dans un lieu hostile et contre-nature. Adolescent, je regardais par la fenêtre le ciel et les arbres sur la colline, et me disais que la vie qu’on nous proposait n’était pas humaine. Si j’avais été moins bien entouré, à l’époque, et si j’avais été plus courageux, j’aurais fait de longues fugues, comme Rimbaud, et je n’aurais jamais fait d’études.
J’écoutais la responsable et je m’aperçus qu’elle ne parlait pas le français. La bureaucratie avait remodelé la langue et l’avait transformée en un code administratif sans vie, sans inspiration, sans idée. Le langage de l’administration est un énoncé mécanique de tel ou tel enchaînement causal, c’est une suite d’engrenages linguistiques qui n’a que faire du locuteur : l’administration parle toute seule, sans autre but que la perpétuation automatique de sa logorrhée horizontale. Etant incontournable, elle s’impose à nous et semble s’être installée durablement dans la conscience de cette pauvre responsable des visas. Elle parle et il faudrait lui dire qu’elle se fourvoie, que ces mots sont loin d’elle, de sa conscience et de ses rêves.
Et les Chinois, là-dedans, pauvres Chinois, qui doivent se modeler et obtempérer aux injonctions de leur propre administration, puis de la française : ceux qui y parviennent et ont malgré tout cela l’impression d’être heureux en France sont des héros.