Il est des journées blanches, blanches, blanches. Des journées où l’on ne fait rien, où l’on n’a envie de rien, où l’on ne manque de rien. Où l’on ne s’occupe de personne, où l’on ne pense à personne. On a une légère velléité de sortir, pour prendre l’air, mais le temps de s’ébrouer, il est déjà trop tard. On se demande si l’on ne va pas envoyer un texte à un copain pour boire un verre, mais l’idée reste en suspens et ne sortira pas du monde des idées.
Le luxe absolu. Le luxe dans la précarité.
J’ai passé une telle journée à écouter France Culture. Bob Dylan, Comment pousser les bords du monde. Un feuilleton en quinze épisodes écrit et dit par l’écrivain François Bon. Une biographie qui ne raconte pas simplement la vie de Dylan, mais qui essaie de dire ce qui, dans les chansons de Dylan, est si important pour lui et pour nous. « Pourquoi il nous importe », écrit-il. Ce sont surtout des créations poétiques, où François Bon se laisse inspirer, aspirer, par les chansons, les textes, les mensonges, les postures, les ratés, les pannes, les coups de génie du chanteur.
Quinze émissions de 20 minutes chacune. On peut les écouter sur le site internet de la station de radio. Je leur ai consacré une journée. Je passais de France Culture à ma guitare, à d’autres sites web pour lire les paroles de telle ou telle chanson, à ma guitare encore, puis à France Culture. Une journée blanche pour Bob Dylan.
François Bon s’est lancé dans ce travail d’écriture pour le quatorzième épisode. C’est l’épisode à écouter s’il fallait en choisir un. Il se lance dans l’analyse de ce qui est à ses yeux le « sommet » de l’art du chanteur : Ballad Of A Thin Man. Références à Rimbaud et à Kafka. Bon dit : « Après quarante ans, cette chanson fout toujours la frousse. »
Je n’avais jamais fait attention aux paroles, même à l’époque où j’écoutais de la musique. Mais là, en tendant l’oreille, voici ce que je crus comprendre :
Tu entres dans la pièce
Un stylo à la main
Tu vois quelqu’un nu
Et tu dis « Qui est cet homme ? »
(…)
Quelqu’un dit « C’est à lui »
Toi tu dis « Qu’est-ce qui est à moi »
Il dit « Qu’est-ce que c’est, ‘moi’ ? »
Tu te dis « Oh putain, suis-je donc si seul ? »
[Refrain]
Parce que quelque chose est en train de se passer
Mais tu ne sais pas ce que c’est
N’est-ce pas, Mister Jones ?
Avec la musique et les paroles anglaises, ça foutait en effet la trouille. Cela me ramenait au sentiment angoissant, proche de la panique, de l’adolescent qui perd pied, qui se sent seul au monde même en présence de quelqu’un.
Puis à la lecture du texte, je me suis aperçu de mon erreur. Voici le texte original de la deuxième strophe :
You raise up your head
And you ask, "Is this where it is?"
And somebody points to you and says "It's his"
And you say, "What's mine?"
And somebody else says, "Where what is?"
And you say, "Oh my God
Am I here all alone?"
Because something is happening here
But you don't know what it is
Do you, Mister Jones?
Alors François Bon parle de Kafka. C’est évident que Kafka inspire le jeune Américain pour cette chanson (à tel point, d’ailleurs, qu’il l’éclipse, ceci dit sans rien ôter de ma vieille admiration pour le chanteur.) En revanche, la prose de François Bon n’éclipse pas les vers de Bob Dylan, bien au contraire. Il le défend au point de lui prêter du génie, de le mettre au rang de Rimbaud et, même, de le présenter comme l’homme qui, loin de suivre et d’imiter les poète de la Beat Generation, réalise et achève leurs plus hautes intuitions. A mon avis, il va trop loin, mais j’aime qu’on dépasse la mesure dans l’enthousiasme.
Le plus intéressant, le plus fascinant, est sans doute l’histoire de « la panne ». La plupart de sa vie, Dylan ne fait rien de bien. A 20 ans, il n’a pas écrit une chanson. A 22 ans, il connaît la célébrité et révolutionne la chanson. A 25 ans, il a écrit ses plus belles chansons et n’a plus rien à dire. Il passe des journées blanches.
C’est vraiment un destin à écouter un jour de vide et de blancheur.