Je suis rentré chez moi au tout petit matin. J'ai remonté ma petite rue au moment exact où les lampadaires s'éteignaient, car il faisait suffisamment jour, entre 4h00 et 5h00. Dans le taxi, une étudiante avait chanté des airs d'opéra traditionnel. Deux genres d'opéras, un de la province de Zhejiang, un de la province de l'Anhui. A capella, sur les boulevards périphériques surélevés de Shanghai, mon étudiante me faisait littéralement planer. Sa voix légèrement voilée de jeune femme fatiguée donnait aux chants quelque chose d'européen, ou d'américain, comme un mélange de folk irlandais et de trémolos extrême orientaux. Un mélange de chanteuse de blues et de femme de pêcheur du Jiangsu. C'était la mondialisation du cœur et de la beauté dans mon taxi.
Nous revenions de la « Nuit blanche », l'événement final du festival Croisement. Sur invitation seulement (et on se demande pourquoi, quand on sait que les Chinois n'ont pas l'habitude de se coucher tard, ni, donc, de commencer une soirée à 23h00.) Plusieurs scènes étaient aménagées dans la cour intérieure d'un grand bâtiment kitsch. Des artistes d'assez bonne qualité alternaient, malgré la bruine qui, après tout, nous rafraîchissait. A l'intérieur du bâtiment, d'autres animations, des œuvres d'art vidéo interactives, des sculptures en chocolat, des lieux de boissons et de sustentation. Et pour donner du liant à tout cela, une troupe de danseurs et de comédiens déguisés défilait incessamment avec de jolis mouvements de hanche et des mouvements de bras, avec des pas de danse et des masques de carnaval.
La star française était Louis Bertignac, l'ancien guitariste de Téléphone, et la star chinoise était une fille, diplômée du département de français de Fudan, qui avait gagné le concours de Super girl, une sorte de Star Ac' chinoise. Cette fille est vraiment populaire, avec des fans clubs et tout et tout. Comme elle parle très bien français, il y avait là quelque chose à exploiter pour la promotion des échanges culturels sino-français. Malheureusement, avant même qu'elle ait commencé sa performance, vers 3h30, les forces de police ont occupé le terrain et, alors que Bertignac terminait sa troisième chanson, l'organisateur de la soirée vint sur la scène nous dire que la Nuit blanche devait s'arrêter là. On n'a pas su pourquoi, mais la menace de voir couper l'électricité pesait, si le chanteur continuait une minute de plus. Sous la protestation de la foule, ce dernier s'est lancé dans son tube Cendrillon. « On tente le tout pour le tout », disait-il, dans un sourire. Quelques minutes qui ont beaucoup plu au public.
Puis un fonctionnaire, entouré de policiers, est monté sur scène, a donné un coup dans le micro de Bertignac, et l'a poussé en arrière avec un geste méprisant de la main. Ici, on n'est pas dans votre pays de dégénérés, ici on respecte les fonctionnaires et les forces de l'ordre.
Cet événement m'a plu, « ouais ! Enfin de l'animation, de l'imprévu ! » Je voyais de la tension sur les visages des hommes en uniformes. Je me mettais à leur place : frapper sans pitié des pauvres gens du Guangxi, comme ils le font en ce moment, passe encore, mais en venir aux mains avec des étrangers en plein cœur de Shanghai, c'est mauvais pour l'image du pays. Je suis parti avec deux ou trois Chinois qui ne comprenaient pas plus que moi ce qui se passait. Quand nous quittâmes les lieux, la foule chantait Un jour j'irai à New York avec toi. A l'heure où j'écris ces lignes, je ne sais pas s'il y a eu des violences ou non. Franchement j'en doute, mais l'homme est un animal qui n'a jamais été effrayé par le pire, surtout quand il voisine avec le grotesque.
Je pris le taxi avec trois étudiants qui revenaient à l'université. Ils m'ont dit que c'était la première fois qu'ils rentraient si tard dans leur dortoir. On a parlé musique chinoise. Je leur ai avoué que j'aimais surtout la musique traditionnelle. C'est alors qu'une étudiante a laissé libre cours à ses souvenirs musicaux ; d'avoir longuement écouté sa grand-mère, dans le Jiangsu, elle a appris à chanter de merveilleux airs d'opéra et ses chants furent pour moi le couronnement de la soirée. La plus belle musique que j'avais entendue depuis quelques semaines, et qui suffit à me réconcilier, si besoin était, avec la Chine.