Ce n’est pas un mystère, la ville de Nankin représente pour moi un îlot de beauté, de tranquillité, un havre de promenade où la Chine que j’aime s’est découverte à moi et se concentre. Des fleurs, un lac, une montagne, un fleuve majestueux et légendaire, la dynastie des Ming, l’opéra Kunqu, des filles merveilleuses, la calligraphie, un copain alter ego avec qui parler littérature, des étudiants passionnants, un roman classique. Sans parler du nom de Nankin qui enferme pour moi un univers de douceurs subtiles.
La route qu’a prise le car pour m’y conduire m’a fait voir un pays horrible. Tout le trajet était plombé par la pollution. Le soleil perçait difficilement à travers une grisaille dense. Je ne sais pas si on peut imaginer un paysage pire que celui de cette banlieue lointaine de Nankin. Des industries dont personne ne veut dans le reste du monde se trouvent plantées là, crachant des fumées immondes depuis des cheminées très hautes. Pas assez hautes cependant pour que la fumée se perdent dans le ciel. Est-il possible d’être heureux ici ?
Deux jours plus tard, j’étais dans la montagne Pourpre et Or, dans l’enchantement des pruniers en fleurs. Ces arbres fleurissent une vingtaine de jours dans l’année, et la beauté est telle que c’est tout à fait rentable de faire un parc qui leur soit totalement consacré. La plupart des arbres avaient déjà accompli leur cycle du printemps et verdissaient avec gaillardise, mais tout en haut de la montagne, il restait un plateau dédié à la mémoire du roman Hong Lou Meng (Le rêve dans le pavillon rouge), dont l’histoire se situe à Nankin, qui était parsemé d’arbres en fleurs. Je n’avais jamais été dans cet endroit du parc, il était un peu abandonné, des musiciens répétaient dans un pavillon qui faisait caisse de résonance, et les arbres résistaient encore vaillamment. S’ils avaient autour d’eux des tapis de pétales, il restait quand même des pruniers pleins de fleurs en boutons.
Les noms de couleurs ne sont pas adéquats pour décrire les pruniers. Rose, dégradé, camaïeux de roses, fuchsia, tout cela sonne comme un magazine de mode féminin, alors que ces couleurs sont d’une puissance extraordinaire. Ces petites fleurs sont parfois un condensé de couleur pure, qui vous touche directement le nerf optique et le chatouille. Pour quelqu’un d’un peu nerveux comme moi, ce sont des images qui excitent le regard et apaisent après coup. Il faut donner à ses yeux, par moments, de ces nourritures simples et riches, pour régénérer leurs capacités de vision. C’est comme un grand nettoyage de printemps des pupilles et des prunelles. Il est bon de les faire travailler comme lorsqu’on réveille nos biceps en faisant des pompes. Dans l’ordinaire de nos vies, nous mettons nos yeux à rude épreuve en ne regardant, tous les jours, que des choses ternes, alors ce week-end, je leur ai offert un festin optique, une fête d’ondes lumineuses pleines de vitalité, de force et de fragilité. C’est peut-être parce qu’elles meurent vite que ces fleurs dégagent une telle densité chatoyante.